Vienne la Rouge, le dénouement
En espérant que ceci vous a plu et vous aura donné envie de découvrir Vienne in vivo....
11. Rudolfsheim
Jonas se sentait bien dans le XVème arrondissement .Certes, le quartier ne possédait pas de charme particulier, il était même plutôt triste sous la pluie; de plus, il souffrait de la même mauvaise réputation que les autres arrondissements populaires.
Cependant, Jonas y trouvait tout ce dont il avait besoin: métros et tramways l’amenaient au centre-ville en moins d’une heure; à deux pas de chez lui, il profitait du choix et de l’animation d’un grand centre commercial; enfin, l’amateur d’endroits intimes et confortables qu’était le jeune commissaire se satisfaisait des quelques cafés qu’il avait récemment découverts.
Et puis, si il n’était pas aussi riche en monuments et en curiosités que d’autres, le quartier foisonnait quand même de trouvailles, et Jonas ne manquait jamais de l’explorer.
Parfois, il rejoignait le Wasserwelt, jardin de fontaines et de jeux d’eau qui faisaient la joie des enfants qui s’amusaient là; la place du Cardinal-Rauscher, cernée par l’hôpital Elisabeth; puis, après avoir traversé la voie ferrée, approchait de la Mariahilferstrasse, moins fréquenté et beaucoup plus pittoresque que sa cousine du VIème arrondissement.
D’autre fois, il préférait rallier la halle municipale par le quartier des « Nibelungen »: les rues se nommaient ici Walkyrie, Siegfried ou Kriemhild, en hommage aux héros du « Chant des Nibelungen », célébrés par Richard Wagner dans sa Tétralogie. Pourtant, Jonas détestait le maître de Bayreuth, son idéologie païenne et pangermaniste, et surtout sa musique, martiale et boursouflée.
C’est dans ce secteur qu’il avait fait une fois une découverte: sur les murs d’un immeuble de la Aliogasse, les signes du Zodiaque étaient représentés, faisant ainsi l’exact pendant d’un immeuble de Kaisermühlen, à l’extrême opposé de la ville ...
De toute façon, ce que Jonas affectionnait dans ce quartier, c’est qu’il était vivant: on y trouvait encore des usines ou des ateliers dans de vieilles demeures en brique rouge, des caves à vins et des celliers, des brocantes dans des soupiraux et des restaurants turcs qui vous faisaient franchir la Méditerranée et les Dardanelles à la simple lecture de la carte.
De même, il voyageait en montant les quelques marches qui conduisaient à son appartement du 2ème étage; il voyageait en lisant le nom de ses voisins sur les sonnettes: patronymes hongrois ou croates, styriens ou polonais; il voyageait au milieu des musiques et des odeurs de cuisine, des échos d’un téléviseur et des roucoulements d’un pigeon, il voyageait au milieu des rires et des solitudes.
Maintenant, le commissaire avait rejoint son poste d’observation: la fenêtre de sa chambre.
C’est là qu’il guettait l’arrivée du printemps, qu’il voyait les jardins privatifs du Schmelz, le pays des nains de jardin, se parer d’un vert éclatant mais tardif ou d’un blanc sali.
Son horizon, par mauvais temps, se cantonnait à la caserne Radetzky ou au drapeau
Rouge-Blanc-Rouge qui flottait orgueilleusement à son sommet.
Quand le temps était au beau, Jonas pouvait contempler les collines jumelles du Kahlenberg et du Leopoldsberg, ou les courbes voluptueuses de la Forêt Viennoise.
Il promenait son regard entre les allées lorsque son attention fut éveillée par une silhouette qu’il connaissait: un jeune homme, mal coiffé, qui tenait à la main quelque chose qui ressemblait à un étui à guitare.
« Le voilà » pensa Jonas. « Enfin! Enfin je le tiens »
Il dévala quatre à quatre les escaliers, se gardant bien de prévenir immédiatement Werner, ou l’un ou l’autre de ses collègues.
Il pensait : « Si j’arrive à l’arrêter, le mérite n’en reviendra qu’à moi seul. »
Jonas se trompait. Il n’y avait qu’un seul responsable dans la perte future et probable du criminel: Metzger lui-même. Il avait délibérément laissé le plus d’indices possibles, ne doutant pas un instant des compétences du Commissaire et espérant ainsi rehausser son prestige récent d’ennemi public n°1 par une arrestation spectaculaire.
Qui sait ? Peut-être y aura-t-il une fusillade, des cris, du sang, de la fureur et des victimes innocentes ?
Et puis, de cette manière, c’est lui qui restait maître du jeu.
« Tiens, Jonas accélère le pas. »pensa-t-il « Soyons charitable, donnons lui l’occasion de se comporter en héros »
Metzger se mit à courir, et, bien évidemment, Jonas se mit à son diapason; et la poursuite commença.
Alors, ils franchirent des grilles, ils coururent à travers des allées, ils escaladèrent des barrières, violant le droit à la propriété et les principes des rentiers qui assistaient, ébahis, au spectacle.
Soudain, Metzger quitta les jardins et se dirigea vers le Boulevard. Jonas suivait toujours, avec toujours plus de difficultés.
« Bon sang, il a disparu. Où est-il donc passé ? » Jonas opta pour le parc Vogelweid, mais au lieu d’entrer directement dans le square, il décida de faire le tour pour rejoindre ainsi la halle municipale, salle de concert géante qui accueillait des concerts de rock ou des compétitions sportives.
« Si j’étais lui, je passerais par là. Avec le concert de ce soir, il y a plein de monde.
Il lui sera plus facile de me semer.
Le voilà !»
Jonas avait vu juste. Le commissaire cria « Police! Arrêtez-le! », puis, avec l’énergie du désespoir, se jeta dans les jambes du suspect, dans un impeccable placage, digne du Tournoi des Cinq Nations.
L’homme trébucha, mais ne tomba pas. Il allait reprendre sa course, lorsqu’un ballon de basket, lancé par un maladroit disciple des stars américaines de la NBA, l’atteignit en pleine tête et lui fit perdre, définitivement, cette fois, l’équilibre.
C’était fini.
« Au nom de la loi, Bernhard Holszak, je vous arrête. »
Epilogue.
« Mais, enfin, Jonas, expliquez-nous.... Comment avez-vous pu identifier l’assassin ?
- Oui, explique !
- Et pourquoi ces crimes ? »
Les questions fusaient, comme les bouchons des bouteilles de champagne, offertes par le Grand Chef, le patron de la Police Criminelle Viennoise.
Les collègues de Jonas, assortis de quelques invités et parasites habituels, célébraient l’arrestation de Holszak et la prochaine mutation du commissaire à Lyon.
Il expliquait :
« Lorsque je l’ai aperçu dans les allées du Schmelz, j’ai tout de suite compris que j’avais vu juste. En fait, rares étaient les personnes qui connaissaient mon nom, mon prénom et mon adresse. A part Renzo Catalani, mais il était hors de question que ce fût lui le coupable, seul Holszak les connaissait.
D’ailleurs, à bien y réfléchir, travailler quotidiennement dans un tel musée, entouré d’images de criminels et d’histoires sordides, pouvait inciter au meurtre. Et puis le parcours, les indices, la manière d’opérer démontraient une intelligence, une finesse et un esprit que seul, parmi les suspects éventuels, Benjamin Holszak avait montré.
- Benjamin ? Mais, c’est Bernhard le coupable ! »
Tous feignaient de s’intéresser, de le féliciter, de s’étourdir de ses qualités. Même le collègue de Jonas, qui dissimulait mal, d’habitude, un sourire quand il croyait anticiper une disgrâce de son confrère, affectait maintenant de se réjouir et de le congratuler; peut-être espérait-il ainsi recueillir une miette du festin, par sa seule proximité géographique avec le héros du jour.
Même la secrétaire particulière du grand patron, qui l’avait pourtant maintes fois dédaigneusement toisé devant la machine à café, entamait dorénavant un mouvement d’approche, en prédatrice aux jambes de soie et à l’insolente gourmandise.
« Pourquoi j’ai crié Bernhard ? Tout simplement parce que Benjamin avait un alibi, et des plus sérieux. A l’heure où Kurt Fraekel était assassiné, je me trouvais au musée avec ce même Benjamin. Le rapport d’autopsie l’a clairement démontré: il ne pouvait être à la fois dans le Vème, à commettre un énième crime et, dans le IIéme, à me montrer les trésors du musée.
Or, comme le dit la fable, si ce n’est toi ......
Après l’arrestation de Bernhard, j’ai eu, je vous l’assure, des doutes sur la culpabilité et l’innocence respective des deux frères. Je m’étais, en effet, renseigné auprès de leurs proches, de leurs amis et de ceux qui les connaissaient bien. Tous étaient unanimes. Benjamin était méchant et pervers, Bernhard gentil et effacé. Il fallait pourtant se rendre à l’évidence.
Le Docteur Jekyll était coupable, Mister Hyde innocent.
- Et pourquoi ce carnage ?
- Pour la célébrité, je pense. Et par folie meurtrière, sans aucun doute. J’avais échafaudé de nombreuses théories : un tueur à la valise, un destructeur néo-fasciste; j’avais même soupçonné un garçon boucher.
- Un garçon boucher ?
- Oui, enfin, passons. J’avoue ne pas avoir songé à des mobiles aussi gratuits. Et....
- Et le lieu du dernier crime, comment l’avez-vous deviné ?
- Par un jeu de mots. En effet, le XVème arrondissement se nomme « Rudolfsheim », que l’on pourrait à la rigueur traduire par « Chez Rodolphe ». De toute façon, les frères Holszak habitaient dans les environs. »
Le carnaval des hypocrites continuait: sarabande de questions, de félicitations, de jalousies masquées et de sourires sournois. Jonas en eut soudain assez de ce spectacle, il s’éloigna du buffet de la basse-cour pour s’approcher de la fenêtre. Il fixait le Boulevard devant lui, les passants qui se pressaient, le ballet des tramways et des automobilistes. Il ne parvenait pas à occulter le sentiment de malaise qui l’avait envahi, depuis l’arrestation de Holszak et le cirque médiatique qu’elle avait occasionnée.
Au fond, il ne méritait pas tous ces honneurs. Il avait enfin compris que ce n’était pas Jonas Hasek qui avait arrêté Bernhard Holszak, mais Holszak ou Metzinger, comme on voudra, qui avait soudainement décidé de stopper ses crimes, et qui avait choisi et le moment et le lieu de sa chute.
Jonas n’avait été qu’un instrument, et de devoir sa promotion à une manipulation de criminel le mettait impitoyablement mal à l’aise.
Les derniers invités s’éloignaient, retournant vaquer à leurs investigations et à leurs bureaucratiques occupations.
Ce soir, la femme de ménage nettoierait les cadavres de bouteilles et les restes de gâteaux.
Le commissaire Principal Werner Ludwig, après avoir encore simplement félicité Jonas (mais celui-ci savait reconnaître la pudeur et la sincérité des effusions) était retourné rédiger le rapport qu’il remettrait à la justice.
Jonas était toujours à sa fenêtre, il pensait à sa future vie lyonnaise: autre culture, autres moeurs, autres aventures. Il songeait aussi que là-bas, il lui faudrait apprendre le cynisme et autres sentiments utiles. Dans un dernier soupir, il s’éloigna de son observatoire et referma la porte.