Les voyages inutiles

Les voyages inutiles débutent toujours très tôt, presque à l’aube. Souvenir, peut-être de ces départs en vacances, de ces réveils à 4 heures du matin, de ces moments d’excitation et de la douce crainte d’oublier quelque chose.

Les premiers kilomètres s’effectuent dans le calme, dans un silence quasi religieux : l’autoradio n’est pas encore allumé. C’est qu’on n’est pas encore habitué à l’aube. Rouler la nuit, c’est comme un plaisir défendu, une entorse au quotidien, un moment volé.

C’est seulement vers les 6 heures, quand le soleil s’étire, que le conducteur branche la radio, pour écouter, mollement, les informations, les conseils du jardinier ou les sermons du théologien du matin.

Derrière, cela dodeline, chaleur et roulis aidant ; les somnolents aperçoivent fugacement un panneau indicateur, un champ ou une montagne, avant de retomber dans la brume agréable du sommeil.

Depuis, le pli est pris, et un voyage inutile sans réveil matinal apparaît bien fade et sans âme. 

Les voyages inutiles se font souvent en train, car c’est depuis le viaduc du chemin de fer que sont nés les premiers émois du voyageur inutile. La vue des rails filant vers l’horizon provoquait alors une subite envie de départ, un rêve d’oubli, un désir d’Orient.

N’allez pas croire, cependant que c’était les seules destinations exotiques qui émoustillent le voyageur en herbe.

La seule lecture d’une carte Michelin lui donnait toute licence pour rêver. Son doigt aimait à épouser les lignes rouges des routes nationales, puis ses ramifications jaunes, blanches jusqu’au minuscule trait des chemins vicinaux, des routes cabossées par le gel et les pneus des tracteurs, les frimas de l’hiver et le labeur des hommes.

De même, il n’aimait rien d’autre que déguster, encore et toujours, les noms des bourgs, villages et lieux-dits. C’est que la France est riche en mots évocateurs : on y trouve des loupes, des machines et des souterraines, des « FierAc » qui sonnent comme des reîtres gascons et des « Douceville », humides et verdoyantes.

Il y a aussi des duchés engloutis et des ruines hautes perchées, des forets giboyeuses et des déserts de causses.

Et puis, la France est pleine de chiffres. La litanie des plaques minéralogiques incitait immanquablement au jeu des préfectures : petits plaisirs de connaître les sous-préfectures de l’Ain

( Belley, Gex, Nantua) ou de savoir que Mauriac n’est pas seulement le nom d’un écrivain catholique, mais aussi un chef-lieu d’arrondissement de l’Aveyron.  

Les voyages inutiles s’effectuent toujours seuls, les week-ends de solitude improvisée, si agréable parce qu’exceptionnelle.

Une fois arrivé à destination, le voyageur inutile découvre la gare, minuscule et perdue au milieu des vignobles, géante, métallique ou opulente. Le voyageur inutile n’a pas besoin de plan : sans but, il va là où il a envie d’aller. Certes, il sait bien qu’ici, telle église est incontournable, que là, c’est un palais qui vaut le détour. Mais il ne s’inquiète pas. Il sait qu’il trouvera ces trésors ; les municipalités et les offices du tourisme sont là pour ça

Par contre, il sait qu’ainsi, en flânant et musardant, il découvrira des merveilles inavouées : une vieille boutique, un cinéma désaffecté ou un bout de ruisseau, un petit marché, une statue enchâssée, une atmosphère …

Le voyageur inutile aime à prendre son temps et a rarement recours aux transports en commun. De même, il se plait à arriver en avance à la gare, à s’asseoir à une terrasse de café, à commander une bière, et à observer les gens qui passent, s’imaginant des histoires et des fables. 

Mais son endroit préféré reste le hall des pas perdus, et le panneau affichant les horaires de départ des trains. C’est là qu’il se nourrit d’autres fantasmes, qu’il découvre d’autres noms, d’autres destinations, d’autres Orients.

Petit à petit, il grignote. Dans dix, vingt ans peut-être, il aura fini son tour de France, compagnon du voyage et de la contemplation.

Il le sait. Aussi, il profite de ces excursions dominicales comme si chacune devait être la dernière.
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