Et le doux balancement du train....

Gare de l'Est 

La compagnie attendait, impatiente et goguenarde .... Pour la première fois depuis longtemps, le

rapport risquait d'être amusant . L'après-midi, il était de toute façon moins solennel; car il arrivait fréquemment que les appelés y remplacent les sous-officiers d'active.

Cette fois, c'était le caporal-chef, adjoint à l'officier d'ordinaire, qui, en l'absence du sergent, accoudé au foyer sous un quelconque prétexte, devait présenter la petite compagnie à l'adjudant-chef , avant de distribuer l'habituel courrier de midi, petit bouteille à la mer en provenance de l'autre monde, le vrai.

Le spectacle fut à la hauteur des espérances . Le caporal-chef, ému et fier, avait omis le garde-à-vous réglementaire; et ses subordonnés virtuels s'étaient vus dans l'obligation de lui mimer, de lui chuchoter, de lui enjoindre plus ou moins clairement d'effectuer le geste, plus conforme aux instructions militaires . L'adjudant-chef restait, quant à lui, silencieux; mais ce mutisme n'avait rien de désapprobateur. Le sous-officier essayait seulement de masquer l'état dans lequel la consommation effrénée de bières fraîches l'avait, une fois encore, plongé.

Le rapport terminé, les soldats rejoignirent enfin leurs services, déçus, au fond, de la brièveté du spectacle. 

Pourquoi, soudain, cet épisode de ma vie militaire me revenait-il, dans cet endroit pourtant de ce qu'il y a de plus civil ? Peut-être était-ce les visages inquiets de ces quelques appelés, ultimes reliques d'une armée de conscrits, croisés dans le hall de la gare, qui m'évoquaient mon propre service militaire, déjà vieux de dix ans ? Nombre de souvenirs, d'anecdotes émergeaient ainsi brusquement de ma mémoire, tels ces sols qui se dévoilent, strates par strates, faisant ici apparaître quelque vestige heureux, là, quelque cadavre décomposé, ailleurs, enfin, espoirs déçus et regrets éternels.

Archéologue, j'étais certes compétent pour fouiller les antiques cités éduennes, non pour explorer les tréfonds de mon propre passé.

Le son mélodieux du " Canon "de Pachelbel réveilla mes instincts mélomanes. Sous l'immense coupole vitrée, un quintette à cordes interprétait quelques oeuvres de musique de chambre. Les passants s'étonnaient, parfois s'arrêtaient pour déguster quelques mesures de sensibilité puis repartaient, blasés et indifférents.

Je prenais souvent le train, mais, à Paris, je connaissais que deux gares: celle-ci, lorsque je rejoignais, rarement, ma Lorraine natale, et la gare Montparnasse, point de départ d'équipées heureuses vers la Bretagne et l'Atlantique. Celle-ci était moins moderne que celle-là, où les T.G.V bleu acier s'alignaient côte à côte, dans un univers de verre, de béton et de froideur métallique. Tous deux bruissaient pourtant de la même vie: les voyageurs isolés, les hommes d'affaires pressés ou les  touristes dilettantes, les familles nombreuses et affairées; même les sans-logis, vendeurs de journaux et arpenteurs d'espoir se croisaient, s'observaient, conversaient même parfois entre eux, les  jours de grande grève, par exemple, dans la fraternité éphémère des amoureux du ferroviaire.

La gare, c'était aussi la préface à l'exotisme, un avant-goût d'Orient.  

A vrai dire, ce n'était ni la curiosité, ni un désir de voyage qui motivait mon départ. Cela devenait une nécessité: vivre, respirer, effectuer chaque jour les moindres gestes du quotidien, me paraissait maintenant impossible sans elle. Nous nous étions prescrits, en effet, une semaine de réflexion.

Mais, lasse de mon égocentrisme et de mes crises de jalousie, elle s'était rapidement réhabituée à la vie molle et tranquille, apurée des passions et des pleurs, de sa province d'origine.

J'avais longtemps espéré un hypothétique retour: le moindre pli entrevu dans ma boîte aux lettres, la moindre lueur annonciatrice de messages sur mon répondeur me laissait présager la fin du calvaire et des retrouvailles enflammées. Mirage ! Je n'étais plus sûr que d'une chose: mon amour qui paraissait éteint et somnolent s'était, par le simple fait de l'absence, réveillé brusquement, avec la fureur d'un volcan lentement oublié. J'avais eu beau cacher toutes ses photos, j'avais eu beau détruire les miettes de notre histoire : tickets de cinéma, brochures publicitaires ou souvenirs de Bretagne; je la revoyais toujours, resplendissante et sensuelle, encore plus nettement qu'auparavant.

De guerre lasse, j'avais pris un congé d'un an, donné le chat à mon frère et avais décidé de partir le plus loin possible, pour essayer de tout recommencer, et d'abord de l'oublier.

Ma première étape devait être Budapest, capitale de la Hongrie.

La voix, suave et métallique, de la SNCF, annonça soudain le départ imminent de mon train. Je devais monter. 
 

Orient-Express

L'Orient-Express n'avait plus de magique que le nom. Plus de wagons-lits résonnant du bruissement de la soie et des étreintes exotiques, plus de lampes ouvragées ni de nappes en damassé, mais un concentré d'humanité, pittoresque et moins fortuné que les voyageurs aristocratiques de son célèbre devancier.

Le train roulait régulièrement, et la vue des paysages champenois et de leur camaïeu de vert suffisait à

peine à me tenir éveillé. Prés d'Epernay, me revint le souvenir de ces semaines passées à vendanger, un mois de septembre de mes années d'étudiant. J'y avais, pour la première fois, côtoyé la misère, les hommes prématurément vieillis par le chômage et la désespérance, la bonhomie factice et le sens des affaires de l'exploitant agricole, et le morne ennui des soirées tué à parcourir les travées du supermarché voisin; j'y avais appris quelques mots de ch'timi, de breton et d'arabe, vite oubliés hélas, comme pour exorciser ces semaines pluvieuses et formatrices.

Je ne devais plus y penser, et essayer de ne plus jouer à cache-cache avec ma mémoire si je ne voulais pas voir réapparaître d'autres souvenirs que je voulais oublier. Je m'endormit, lentement bercé par le doux balancement du train et ne me réveillais qu'à Strasbourg.

Depuis longtemps, les passages de frontière se font sans formalités excessives, et seule la signalétique différente des gares allemandes nous laissait deviner que nous avions franchi  le Rhin.

Je savais finalement peu de choses sur l'Allemagne, hormis les quelques clichés habitués. Certes, j'avais étudié l'allemand à l'école, mais les manuels, puis les articles que nous étudiions ne reflétaient guère du voisin altier que la prospérité de son économie ou les affres de la division. C'est par les lieder de Schubert et le Faust de Berlioz que je découvris Goethe, puis Schiller, Novalis ou Caspar David Friedrich; de même, j'appris à  en aimer la langue.

Toutes les langues sont mélodieuses, même les plus gutturales. 

Peu de temps après Ulm, alors que j'arpentais le train, victime de l'insomnie et de l'énervement, je surpris, dans un compartiment voisin, un étrange ballet de corps et de sens. Intrigué, et honteux de mon voyeurisme, je m'approchais et découvris un couple, dont les étreintes avides  et les yeux fiévreux me firent deviner un adultère.

Le hasard les avait rapproché dans ce compartiment vide. Elle était montée à Nancy, lui à Karlsruhe.

Qui aurait pu deviner que l'alchimie entre la jeune bourgeoise et le routard désabusé aurait ainsi fonctionné ?  Ils s'étaient adressé la parole pour un rien, peut-être voulait-elle fermer la fenêtre, ou il s'interrogeait sur les correspondances en gare de Vienne. Ils s'étaient peu à peu racontés, avec l'impudeur des brèves rencontres. Leurs regards, leurs mains se croisèrent plusieurs fois. Pourtant, longtemps, ils n'osèrent pas, inquiets de sentir la chaleur les brûler intérieurement. Mais la tentation était diabolique et y résister devenait impossible, pire: inimaginable.

Ce fut elle qui craqua la première. Lentement, elle défit les boutons de son chemisier, délicatement, elle dénoua ses cheveux; silencieusement, elle fit glisser la jupe le long de ses bas; alors, il l'aida et ils s'aimèrent, avec l'énergie du désespoir, conscients que les passions les plus torrides sont aussi les plus éphémères. A Linz, ils se quittèrent sans un mot, ni même une adresse. Elle rejoignait son fiancé autrichien et la vie tranquille de mère de famille aimante qu'elle serait certainement, il continuait sur Vienne, à la poursuite de nouvelles aventures.

Oui, c'était certainement ainsi que cela s'était passé, ou peut-être différemment, mais qu'importe.

Lentement, je rejoignais mon compartiment ..... 

Vienne, Gare de l'Ouest. 

Je ne suis pas descendu du train. Les 20 minutes d'arrêt ne me laissaient pas, de toute façon, guère la possibilité de découvrir la ville, et je déteste appréhender un endroit par la simple contemplation des boutiques de gare,  et des snack-bars enfumés aux odeurs tenaces de friture et de solitude.

De même, de tous les clichés que Vienne véhicule, ce n'étaient pas ceux de la vienne impériale qui retenaient mon attention, ni même ceux de l'époque dorée de la Sécession, quand Freud et Klimt mêlaient l'amour et la mort, Eros et Thanatos pour échafauder théories de l'inconscient et chefs d'oeuvre picturaux. Non, à choisir, je préférais explorer les bas-fonds de l'immédiat après-guerre, la vienne des poursuites dans les égouts et des patrouilles quadripartites, des négociations secrètes et des échanges d'agents doubles; triples voire quadruples sur le pont de l'Empire.

Il y avait certes pas mal de provocation à assumer un  tel intérêt malsain pour cette période glauque de l'histoire européenne, mais l'amateur de romans policiers que j'étais, préférait néanmoins cette époque à l'ère actuelle, aseptisée et prostituée d'une cité qui vendait jusqu'à sa mémoire pour satisfaire touristes américains ou nippons de passage. 

Un bref coup de sifflet, quelques instructions; le train bougeait lentement. Nous partions vers l'Est.

Nous n'avions pas encore atteint la frontière; pourtant, le paysage évoquait déjà les grandes plaines hongroises, les fiers cavaliers aux moustaches recourbées, les altières tsiganes aux robes paysannes, le feu sous la cendre et les domiciles provisoires; les tambourins, violons plaintifs et lentes mélopées roulaient dans mon imagination, orage d'été embrasant la puszta.

Nous longions maintenant le Danube, ce fleuve européen qui m'avait longtemps fait rêver. Dire qu'avant 1989, je confondais Bucarest et Budapest, Slovaquie et Slovénie; jetées qu'elles étaient dans la même opprobre, le même silence lourd de reproches .Il avait suffi d'une révolution vécue par écran interposé; il avait suffi de la chute d'un mur honni, un matin de novembre; il avait suffi des pleurs de bonheur  de ces assoiffés de liberté pour enfin m'ouvrir au monde, ou du moins à une autre Europe.

Et puis, il y avait Pétofi et les patriotes polonais, le destin de certain de ces peuples au nationalisme exacerbé, de ces héros romantiques qui, pour rester conforme à leur légende future, se devaient de mourir jeune, en pleine gloire, foudroyés par une balle perdue ou une maladie de poitrine.

Peut-être était tout cela qui, au moment du départ, avait influé sur mon choix; de plus, ce nouveau

far-west n'avait pas vraiment de bornes; si il m'en prenait l'envie, je pouvais franchir l'Oural, rejoindre Blaise Cendra rs sur une banquette du Transsibérien, concurrencer Tamerlan et Marco Polo.

Le ralentissement du train, les premiers immeubles décrépits, symboles du réalisme soviétique et de l'architecture fonctionnaliste, le lent branle-bas de combat de mes compagnons de voyage - chaque chose à sa place et une place pour chaque chose: sacs, manteaux et impatiences- me persuada de l'arrivée prochaine en gare de Budapest.

Ici, les choses s'annonçaient différentes. Ici, je ne pourrait pas me vautrer dans mes souvenirs intimes, je ne pourrais pas me repaître de nostalgie et de méditations, il me faudrait affronter une langue inconnue et des inquiétudes triviales. Enfin, après 24 h de réflexions et d'égocentrisme, je redevenais actif. 

Budapest, Gare de l'Est.

Les téléphones portables ont beau égrener leurs mélodies choisies, ou leurs ululements d'ambulance; quelques trentenaires ont beau arborer montres Rolex et élégance discrète d'un couturier italien, la gare de Budapest ne parvient pas à donner le change. Nous sommes en Hongrie, entre chien et loup, entre rose et noir, et les bus urbains refaits à neuf qui font la navette entre la vieille gare de briques et les centres commerciaux gargantuesques de la périphérie empruntent autant d'autoroutes défoncées qu'ils ne longent des palaces et des quartiers d'affaires.

Je suis à Budapest. Ou plutôt à Pest, car je comprendrai bientôt, au cours de mes premières balades, que la magie de cette ville naît de la confrontation et du mariage de ces deux entités: Buda la royale et Pest la bourgeoise. Pest veut imiter Paris, l'architecture haussmannienne et les Champs-Elysées.

Il suffit de peu de choses, pourtant, cour intérieure cernée de balcons, une place déserte au coeur du ghetto pour que l'Orient réapparaisse.

A Buda, la ville recèle de moins de surprises, moins de trésors abîmés. L'architecture y rejoint cette facture viennoise: baroque, historicisme fin de siècle et pastiches. C'est donc à Pest qu'il me faudrait flâner si j'espérais retrouver l'atmosphère des romans de Kafka, les ombres et les brumes de l'Europe Centrale ou le désespoir ironique des juifs ashkénazes.

Il ne serait cependant pas dit que Budapest parviendrait à me dépayser: ni le fleuve qui traverse la ville et la divise en deux mondes, ni les ponts de chaînes et de pierre, ni les îles : Marguerite, verte et fréquentée; Csepel, jardin d'usines et de cheminées.

Et, lorsque les quais escortés de tilleuls diffusaient doucement une lumière tendre et dorée d'une belle après-midi d'automne, il me semblait souvent retrouver Paris .

Peut-être fallait-il y voir comme un signe, comme si ma quête d'oubli devait s'avérer vaine. Les lieux avaient beau changer, moi, je ne changerais pas, compagnon de Sisyphe condamné à souffrir indéfiniment, infiniment.

Je décidais pourtant de rester quelques temps ici, et les rencontres que je fis dans la capitale hongroise dissipèrent quelque temps tentations et regrets.

Ce fut d'abord Fani, longue gitane aux pieds nus et aux yeux vert espoir, dont le chant me charma, dans le bus poussif qui nous emmenait au sommet de la Colline aux roses. Je la suivis, un jour, lorsqu'elle descendit au milieu d'un labyrinthe de haies et de pavillons et arrivai ainsi prés d'une minuscule fête foraine, inondée de rires d'enfants et d'amour maternel; où la belle  dispensait ses conseils et souvent un peu plus que cela, dans une roulotte mal éclairée.

Ce fut Imre et Ana, couple désespérément comique, que le cocktail d'origines et de nations dont ils étaient tous les deux les fruits avait incité à se rapprocher pour essayer de subir, sans trop de peine, cette grande plaisanterie qu'ils appelaient la vie.

Ce fut Péter, rejeton aisé de cette nouvelle caste, qui m'avait abordé, un soir, sous les ors érodés de la poste centrale, par amour de la France et de sa langue, une France de lumières à laquelle ils rêvaient tous, sans pour autant en déceler les ombres. Celles-ci, il est vrai, ne sont guère télégéniques et difficilement exportables sur les réseaux hertziens des chaînes francophones.

Ce fut, enfin, ces étudiants du foyer dans lequel j'avais pris mes quartiers, et avec qui j'essayais de communiquer devant les résultats de football et les clips acidulés, ou autour d'un café préparé à la turque, orient oblige ..... 

A bien y réfléchir, même si cette parenthèse hongroise ne m'avait pas paru aussi salutaire que je l'avais escompté, ces quelques mois passés à Budapest m'avait un peu distrait de ma peine et de mon chagrin jusqu'au jour où, la routine, commençant à s'installer malgré tout, je décidai encore une fois de partir, continuer plus avant mon voyage vers l'oubli. 
 
 

Une gare, quelque part en France...... 

C'est une toute petit gare au milieu d'un désert vert, d'un océan rural; une petite gare née des fantaisies d'un réseau qui créa une gare de triage, un noeud ferroviaire au milieu de nulle part.

C'est une toute petite gare, parfois partagée par deux communes, comme si le double nom de la station redonnait noblesse et prestance au petit endroit.

C'est une toute petite gare, entourée de cafés, d'un " Tabac-Cadeaux-Pêche ", d'une boulangerie qui embaume l'odeur un peu grasse, chaude et blondement sensuelle des croissants.

C'est une petite gare; pourtant, les vies s'y croisent ici comme ailleurs, comme à Paris, Berlin ou Cracovie: seulement, il s'agit ici de mémères en minijupes, d'agriculteurs endimanchés, d'étudiants prenant un dernier train pour la Ville où ils deviendront notaires ou pharmaciens, de militaires, de fiancés éperdues et de fausses fanfaronnades .

C'est une toute petite gare, que la douceur d'un soir de printemps, la tendresse d'une lumière dorée et la fraîcheur des sapins transforme en endroit de pur bonheur, de quiétude et d'oubli.

Quel paradoxe ! J'avais couru le monde, mangé des harengs salés sur le port de Gdansk, conversé, ripaillé, m'étais saoulé de bières, de vodka et de sexe; j'avais vécu ces midis moscovites, à la cantine de l'université Lumumba entre des murs décrépits et des tableaux qui ployaient sous les petites annonces, les cours de langues et les chambres à louer; j'avais vécu ce jour de Noël en Pologne  dans une ville envahie par la foi, j'avais vu la foule qui s'accroupissait, se levait, priait et communiait d'une seule âme, d'un seul esprit.

J'avais fui. En vain. Je n'étais pas parvenu à exorciser mon chagrin, à vomir ma détresse, et même la rédaction de ces choses vues n'avait suffi à me guérir.

Et c'est ici, alors que je ne m'y attendais pas, alors que je commençais à m'habituer au désespoir, ici, dans cette petite gare de rien du tout, que pour la première fois depuis des mois, j'ai souri. Béatement. Heureusement.

J'ai su alors que je la retrouverai. 
 
 
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